
Nicolas se souvient parfaitement de cette mini révolution dans le monde de la généalogie : trente ans déjà ! Cela faisait trop longtemps que la pratique dérivait, se noyait dans d'improbables généalogies, proposait des millions de personnes, toujours les mêmes, confondait les dates, mélangeait les noms, les surnoms, les prénoms et offrait aux curieux des généalogies toutes faites et d'une véracité à faire frémir d'effroi le plus courageux des fouilleurs d'archives.
Nicolas s'était rapidement investi dans le métier. Après son Unité de Formation en Généalogie et Histoire des Familles qu'il avait brillamment réussi à la très célèbre et réputée Université de Nîmes, il avait réjoint le groupe des généalogistes dissidents, prêt, comme il disait "à tout faire péter !" C'était encore les prémices de la nouvelle généalogie, ils n'en étaient pas encore conscients mais ils souhaitaient que cette formidable aventure qu'est la quête de l'Histoire familiale ne se résume pas à ces quelques sites marchands, à ces associations vieillotes, à ces généalogiste professionnels tout poussiéreux. Nicolas et ses petits camarades prirent leur bâton de pélerin, réunirent les quelques anciens qui paraissaient encore empreints d'une certaine éthique et décidèrent de secouer le monde de la généalogie.
Les archives de tous les départements, les documents issus de toutes les administrations nationales, des grandes bibliothèques se trouvaient depuis quelques temps pratiquement tous en ligne, ce n'était pas de ce côté que devait porter les principales batailles. L'unification des moyens de consultations, au travers d'un centralisme administratif efficace avait permis à tous ceux qui avaient un tant soit peu de connaissance de la chose, de pouvoir parcourir n'importe quel document. Mais face à ces innombrables ressources, ces quantités de documents, on trouvait des milliers d'endroits qui proposaient de faire "à la place". C'était ces endroits qui faisaient mal à la généalogie. C'est en appuyant un peu fort là où cela commençait à faire mal que les nouveaux généalogistes firent exploser la sphère oligarchique de l'Histoire Familiale.
Le montage d'AnGenWorld, base de données unique, pour laquelle chaque entrée était contrôlée, vérifiée, et dans laquelle chaque individu n'apparaissait qu'une seule fois, fut le moteur de l'opération. Il ne s'agissait plus de remplir des millions de données pour attirer le chaland, il s'agissait de fournir aux généalogistes un outil de travail qui leur permettrait de vivre de leur travail. Et comme se plaisaient à le dire ces dissidents : "Nous n'avons rien inventé, l'idée avait déjà germé dans le cerveau de quelques généalogistes au début du siècle, mais à cette époque, la généalogie n'était pas devenu ce qu'elle est dorénavant". Ils prirent d'assaut tous les domaines de la formation, mirent en place des cycles de conférences, exigèrent de l'autorité régulatrice des certifications, firent une publicité sur tous les canaux médiatiques à la hauteur de leur fougue.
Ce à quoi nos révolutionnaires en arbres d'ancêtres n'avaient pas pensé, c'est ce qu'allait devenir cette généalogie : un passage obligatoire pour chaque individu. Toute personne dorénavant se devait de présenter sa généalogie, ses racines, son origine, sur au moins huit générations, pour tous les quartiers. Et l'administration générale ne validait que des généalogies établies à partir de données vérifiées, certifiées. Évidemment les plus belles réalisations étaient plus recherchées que les pauvres textes citant monotonement des lieux et des dates. Nicolas excellait dans ce domaine, et faisait partie de ces quelques uns fort recherchés parce que doués d'un exceptionnel sens de la recherche, de la composition et d'une inégalable aptitude à manipuler les meilleurs outils graphiques du moment ; aucune de ses présentations ne recevait un avis défavorable de l'administration. Se présenter pour un emploi avec une généalogie signée Charmillon, c'était assurément un plus ! Quant à servir un de ces montages holographiques traversant les décennies, dont Nicolas avait le secret, à vos proches réunis à l'occasion d'une quelconque fête, vous propulsait en tête des hit-parades familiaux.
Nicolas se posa au milieu de la pièce, dans un de ses fauteuils à l'ergonomie particulièrement soigné, commença à dicter les conclusions de la recherche demandée, sauta à la projection de droite et passa en revue quelques anciens textes de généalogistes du début du siècle : "une étonnante cacophonie !", songea-t-il, il éprouvait un grand plaisir à lire toutes ces interrogations, ces remises en cause, ces déballages de vie privée, les questions sans cesse répétées. Cette généalogie avait une saveur particulière pour lui, non pas qu'il validait ces méthodes barbares, ces recherches alétaoires, ces résultats non vérifiés, sans validation et dictés par n'importe quel quidam se prétendant généalogistes, mais surtout parce qu'elle laissait entrevoir la porte de l'avenir, de son présent. Les quelques uns qui s'interrogeaient alors sur ce devenir, sur les méthodes, les formations, faisaient, sans le savoir, oeuvre de semailles ; ils labouraient, préparaient le sol et commençaient à semer des plantes que les adeptes de la nouvelles généalogies récolteront et feront fructifier.
Le modaphone rappela à Nicolas qu'il avait un cours de généalogie appliquée à dix heures et qu'il devait animer une conférence au cercle de généalogie du quartier des Trois Mers à seize heures ; une routine quoi. Il se demanda en récupérant le modaphone sur son support ce qu'aurait bien pu penser un de ces vieux généalogistes qui avait connu les heures de gloire des premiers cours en université en voyant ce qu'était devenu la généalogie aujourd'hui ? "Il en aurait peut-être pleuré", pensa-t-il.